- SOCIOLOGIE - Examen
- SOCIOLOGIE - ExamenLa sociologie n’a plus à faire valoir son droit à figurer au rang des sciences humaines. Elle a obtenu la reconnaissance sociale. Ses fondateurs avaient combattu pour installer son domaine aux frontières de la psychologie et de l’histoire. À présent, ce n’est plus de leur audace qu’on s’étonne, mais plutôt des résistances qu’ils durent vaincre. À l’ère de la conquête a succédé celle de l’exploitation du territoire et même de la prospérité. Sans doute bon nombre de sociologues se plaignent-ils à juste titre de la misère de leur condition, mais les empêchements qu’ils rencontrent ne font pas oublier l’essor d’une recherche, d’un enseignement et d’une profession d’origine encore récente, qui témoigne apparemment de la légitimité de leur savoir et de leur pratique. Il suffit déjà d’entrevoir l’ampleur de la littérature scientifique produite depuis la Seconde Guerre mondiale au titre de la sociologie pour s’émerveiller de l’abondance des recherches et acquérir la présomption qu’elles s’ordonnent, comme en toute autre science, en regard d’un horizon infini. Plus remarquable encore est la diffusion hors de l’institution scientifique d’un discours sociologisant. La reconnaissance sociale de la sociologie trouve avec lui, peut-on supposer, l’accomplissement dont rêvait Durkheim – il est vrai, non sans parfois redouter ses effets. Par la presse, la radio, la télévision notamment, son rayonnement atteint un public de plus en plus étendu; de plus en plus familière devient l’exigence de rapporter à des causes sociales les événements,les conflits, les comportements, les croyances qui faisaient autrefois la simple matière d’un jugement d’opinion, moral ou politique.1. Une science hésitante sur elle-mêmeQuoi qu’il en soit du «succès» contemporain de la sociologie, la situation présente est aussi de nature à éveiller des doutes sur sa prétention à un savoir rigoureux et spécifique. Ces doutes, ce sont souvent les sociologues eux-mêmes qui les formulent, quand ils s’inquiètent, d’une part, de l’usage fait de leurs concepts dans le public et, de l’autre, de la défaillance des hypothèses dans les recherches en cours, de l’éparpillement de celles-ci, de la disproportion des moyens mobilisés en regard des résultats obtenus (lesquels, en bien des cas, n’excèdent pas les conclusions où conduit le modeste exercice du bon sens), et enfin, là où vit l’exigence théorique, de l’incessante remise en question de la définition de la sociologie. Comment ne pas juger paradoxal que, dans le même temps, celle-ci ait pu vaincre les obstacles que lui opposait la tradition établie, scientifique et universitaire, désarmer l’hostilité des historiens, des psychologues et des philosophes, donner d’elle-même une image incontestable, et qu’elle soit cependant demeurée impuissante à créer sa propre tradition, à composer pour ceux qui se réclament également de sa tâche les liens d’une histoire, c’est-à-dire les contraintes d’un héritage et d’une transmission critique, et ceux d’une communauté savante?Le paradoxe mérite examen. Pourtant, ceux qui en font état sont prompts à s’en délivrer, en mettant au compte de la vérité de son intention le prestige qu’elle est parvenue à acquérir en notre époque, et au compte de l’immaturité les incertitudes et les conflits dont s’accompagne son développement. Ils oublient que nulle découverte qui donnerait à la sociologie l’assurance de son fondement et de sa démarche ne la dispenserait de rendre raison des représentations collectives qui s’alimentent à son propre foyer et qui, envahissant avec une force toujours accrue le milieu social, dans la forme du discours sociologisant, ne manquent pas d’y remplir une fonction.Aussi bien doit-on convenir que les doutes présents ne s’engendrent pas seulement au spectacle du désordre dans lequel se meut la pensée sociologique et de ses divisions, état auquel chacun imagine un remède, selon ses vœux, par l’intervention d’une réforme épistémologique ; ils ne se laissent pas retrancher d’une question qui atteint la sociologie en son cœur et est elle-même éminemment sociologique: celle-ci a-t-elle le pouvoir de désigner le lieu du discours scientifique, où, quels que soient les avatars de son entreprise, elle prétend se tenir, et de désigner le lieu du discours vulgaire qui la mime, c’est-à-dire celui du discours sociologisant? A-t-elle le pouvoir de désigner la différence de ces deux lieux, dès lors que ce dernier discours procède du sien, et, comme le sien, en même temps que le sien, s’engendre dans l’espace des sociétés modernes? On croit que, si la sociologie était en mesure de produire dans sa pratique scientifique les critères de validité de ses opérations, à plus forte raison serait-elle capable de se distinguer de son double, le discours sociologisant qui, en l’absence de tout contrôle, n’offre qu’un simulacre de connaissance.Mais encore faudrait-il que la sociologie ait les moyens de concevoir le phénomène de sa corruption. Encore faudrait-il qu’elle puisse penser ce fait singulier: l’avènement dans le discours social (entendons: l’ensemble des discours qui sous-tendent les institutions et les pratiques collectives) d’un discours sur le social qui est à la fois de science et d’opinion.2. Une sociologie de la sociologieLa question que pose à la sociologie sa reconnaissance sociale, peut-être introduit-elle ainsi au mieux à celle de son identité. Peut-être fallait-il que la société s’emparât du sociologue pour qu’il fût mis en demeure d’interroger sa tâche plus radicalement. Le sociologue, il est vrai, affirme depuis longtemps que la sociologie s’accomplit dans une sociologie de la sociologie. La formule a au moins deux sens. Elle suggère que l’avènement de cette science doit être lui-même pensé dans une perspective sociologique, c’est-à-dire que les conditions de possibilité d’un discours sur le social sont à rapporter à un état social déterminé; ce qui ne signifie pas qu’avant la fin du XIXe siècle les hommes étaient privés de faire réflexion sur leur organisation sociale: sans même évoquer la tradition grecque, on peut remarquer, à la suite de Claude Lévi-Strauss, que les «sauvages» se comportent en sociologues quand ils analysent le réseau de parenté et d’échange qui assure les conditions de la coexistence; mais une telle réflexion change de nature, lorsque prend forme un projet de connaissance du fait social comme tel, projet dont l’objet est affranchi de toute limite dans l’espace et le temps et qui n’est plus subordonné (au moins en principe) à la recherche des normes de la vie collective. La sociologie de la sociologie implique ainsi l’interrogation d’un type de société dont la propriété serait de rendre lisible (en droit) tous les types sociaux.En un second sens, la formule suggère que l’exercice de la pensée sociologique, déterminé qu’il est par l’enracinement de son agent dans un milieu socio-historique singulier, est par principe ouvert à une critique qui éclaire cette détermination. Mais dans les deux acceptions, où se trouvent fondées simultanément l’idée d’un savoir universel et celle d’un savoir borné, acquis à l’exigence de sa remise en cause, la sociologie ne laisse pas douter de la légitimité de son entreprise. Exposée au relativisme, elle s’en garde par l’assurance que les sociétés modernes sont de nature à permettre l’objectivation scientifique; tandis qu’elle écarte la menace du dogmatisme en posant le principe d’une rectification continue de ses hypothèses. Cependant, la diffusion de sa représentation, la fonction qu’elle vient remplir au service des agents sociaux ne saurait laisser intacte cette conviction. Il faut convenir que la société moderne porte une réflexion sur le fait social qui ne fait pas nécessairement sortir de ses frontières. La sociologie de la sociologie est par là même amenée à scruter le phénomène singulier d’un discours sur le social qui signale tout à la fois la possibilité objective de la connaissance et celle de la méconnaissance.3. Représentation de la science dans la sociétéCertes, ce n’est pas la sociologie seule qui se voit à présent doublée par un discours vulgaire se développant sous le signe du savoir. Tous les discours scientifiques subissent le même sort. Le phénomène ne peut être pensé sans doute qu’à la condition d’interroger non seulement la fonction de la connaissance scientifique et technique dans la société moderne, non seulement le rapport qu’elle entretient avec le fait de l’organisation (au double registre des relations sociales et de la production), mais aussi la fonction de la représentation de la science et le rapport qu’elle entretient avec le mythe d’une société entièrement régie par des impératifs de la rationalité, où s’effaceraient les oppositions de pouvoir.Cependant, quelle que soit l’ambiguïté du statut qu’elle acquiert, la science n’est pas mise en cause, dans sa pratique , par l’institution d’un discours vulgaire occupé à diffuser ses découvertes, ses méthodes et ses applications possibles. L’essor de ce qu’on pourrait nommer une vulgate de la science peut appeler chacun à la réflexion; mais si un biologiste, par exemple, en cherche la raison, il prend en charge une question sociologique; en tant que biologiste, en revanche, il demeure retranché du discours vulgaire et ne connaît d’autres exigences que celles que lui impose un état de problèmes déterminé par son appartenance à une communauté savante.Dans le cadre des sciences humaines, il est vrai, le cas de la psychologie est, pour une part, analogue à celui de la sociologie du fait de l’extraordinaire essor d’un discours psychologisant. Ce dernier partage, en effet, avec le discours sociologisant la prétention à apporter une connaissance sur le réel; en ce sens, il excède les limites de la vulgarisation. Dans la mesure où il se dispense du contrôle rigoureux de ses propositions et se destine à un public qui ne dispose pas des moyens d’en juger, cette connaissance peut être de l’ordre du simulacre.C’est donc un problème de savoir si la psychologie scientifique peut se retrancher du discours psychologisant qui se nourrit d’elle. À observer les expressions limites que celui-ci revêt dans des émissions de radio ou des organes de presse, on croirait pouvoir aisément circonscrire le phénomène de la corruption. À voir cependant se multiplier les psychologues professionnels, sous l’autorité de l’institution universitaire, à considérer le pouvoir exorbitant qu’ils exercent dans les écoles et les entreprises, avec le seul appui des tests et des interviews, on peut douter de l’existence de la frontière de la connaissance scientifique et de la connaissance vulgaire. Quoi qu’il en soit, à supposer que le psychologue ait le pouvoir de se différencier de son double psychologisant, il se trouve alors dans la même position que le biologiste ou le physicien – à cette réserve près qu’il est plus fortement incité à interroger le phénomène social de la vulgarisation puisqu’il y découvre le signe d’une puissance équivoque.Tout autre est la situation du sociologue; l’exploitation sociale du discours sociologique le concerne immédiatement et met en jeu la relation qu’il entretient avec son objet. Comment s’obstinerait-il à penser que la position d’extériorité vis-à-vis du fait social lui procure le point de vue de la science? C’était là une conviction héritée de Durkheim: comme en tout autre domaine de science, le sujet pouvait bien céder aux préjugés ou tomber dans l’erreur, mais, en droit du moins, il s’ouvrait un accès à la connaissance exacte, dès lors qu’il s’appliquait à traiter les faits sociaux comme des choses. Or, la position d’extériorité est communément revendiquée.La représentation sociologique du «réel» s’insinue, non seulement dans la presse écrite et parlée, mais dans les discours des hommes politiques, des dirigeants d’entreprise, des syndicalistes, des éducateurs, des maîtres du loisir... Le discours sur le social, qui prétendait se dégager du discours social, pour nommer ce que celui-ci recouvrait et, du même coup, rendre compte de sa fonction de méconnaissance, bascule en lui. Ou peut-être vaut-il mieux dire: le discours social porte désormais un discours sur le social, et poursuit son œuvre de méconnaissance sous le signe prétendu de la connaissance.Si le sociologue veut analyser ce phénomène, il doit admettre que son projet ne le délivre pas du risque de se trouver lui-même induit à parler le langage que la société sécrète pour dissimuler ses divisions. Il doit convenir que nul artifice ne lui fournit le principe d’une distinction entre ce qui est de l’ordre de la connaissance et ce qui est de l’ordre de la méconnaissance; ou bien, à reprendre la distinction du sociologique et du sociologisant, convenir qu’il ne saurait occuper un lieu d’où celle-ci se laisserait dominer. Il est dans la nécessité de reconquérir le sociologique sur le sociologisant, en recherchant ce qui se dissimule dans le discours régnant sur le social, comment cette dissimulation compose avec celle qu’opère déjà le discours social, et à quoi renvoie le jeu de la dissimulation. Son pouvoir de connaître se mesure à celui de déchiffrer les signes de celle-ci; et, comme les signes ne parlent qu’en fonction de leur articulation, ce pouvoir est celui de rapporter les uns aux autres des phénomènes qui se présentent comme disjoints, aux registres eux-mêmes apparemment disjoints de la pratique, des représentations collectives et des représentations prétendues scientifiques qui les accompagnent. Pouvoir, par exemple, de dévoiler la logique qui, à travers les oppositions de première vue, lie les traits de l’organisation d’éducation comme structure de pouvoir et de production, ceux des systèmes de valeurs qui s’y investissent et s’y engendrent, ceux des théories psycho-pédagogiques traditionnelles et nouvelles et ceux de la représentation de leur fonction sociale. Un tel pouvoir se définit dans la pratique de l’interprétation, si l’on veut bien entendre qu’il est de l’essence de l’interprétation de trouver sa vérification en elle-même, dans la puissance qu’elle acquiert de donner à lire un texte, quelle que soit la nature de celui-ci, sans jamais avoir la possibilité de s’effacer sous le résultat de ses opérations, ou de se soumettre à une preuve qui permettrait d’annuler la différence du savoir et de son objet.En conséquence, les «découvertes» du sociologue ne sauraient bénéficier du consensus en droit universel qui soutient celles du savant dans le champ des sciences exactes. Bien davantage, elles ne peuvent qu’engendrer la dissension , car elles acquièrent un crédit auprès de ceux-là seuls qui sont disposés à refaire pour leur propre compte la critique des représentations collectives, tandis qu’elles mobilisent les résistances du grand nombre qui n’est pas attaché à ces représentations par simple ignorance, mais y trouve le moyen de méconnaître les conditions de la pratique sociale. Et pas même ne peut-on affirmer que les premiers composent la communauté savante, puisque, d’une part, les sociologues professionnels n’échappent pas à l’emprise du discours social, du simple fait qu’ils revendiquent le point de vue de la science, et puisque, d’autre part, l’interprétation sociologique, en tant qu’elle s’applique à déchiffrer ce discours et tend à en constituer l’auto-interprétation, s’adresse en droit à tous ceux qui le parlent. Si le discours sociologique met en jeu la différence de la connaissance rigoureuse et de la connaissance vulgaire, la même nécessité fait qu’il est voué à n’être entendu que d’un petit nombre et qu’il récuse une limite de fait entre ceux qui ont partie liée avec l’une et ceux qui demeurent dans l’orbite de l’autre.4. Exactitude et interprétationDans la perspective qui vient d’être ouverte, la sociologie s’éclairerait donc en raison de la place qu’elle est venue à occuper sur la scène sociale. Pourtant, la proposition que la pensée sociologique se développe dans la forme de l’interprétation peut étonner, puisque la majorité des sociologues revendiquent pour leur discipline, avec une assurance toujours plus forte, le statut d’une science exacte.Il faut prendre le risque de se demander ce qui, dans la littérature sociologique, a acquis une autorité incontestable et ne saurait être ignoré de quiconque prend à présent en charge l’interrogation des faits sociaux.On est tenté de répondre en désignant des œuvres (individuelles le plus souvent et parfois collectives); c’est-à-dire en se référant à des travaux qui portent la marque d’interprétations singulières, d’un questionnement soutenu au travers d’une série de recherches, et finalement d’une réflexion, manifeste ou latente, sur l’essence du rapport social.Quelle que soit la liste qu’on puisse dresser de ces œuvres, elles ont en commun une étrange propriété: elles échappent au critère du vrai et du faux; on ne peut les réduire à des enchaînements d’hypothèses et d’opérations qu’on pourrait passer au crible et qui fourniraient les conditions nécessaires au progrès de la recherche; leur valeur est toujours reconnue par la voie de commentaires divergents qui entretiennent l’incertitude sur leur sens. Matière à interprétation, elles enseignent ainsi, fût-ce à l’insu des auteurs ou des commentateurs, que leur objet, le fait social, se livre lui-même dans l’interprétation; elles enseignent l’impossibilité de défaire cet objet des discours qui le nomment, c’est-à-dire de produire un pur intelligible qui effacerait l’opération de connaissance. On est encore tenté de conclure que la plupart des sociologues contemporains sont impuissants à concevoir la sociologie là où elle existe, dans les œuvres qui témoignent du travail singulier et discontinu de l’interprétation, tandis qu’ils ne parviennent pas à lui donner forme là où ils s’obstinent à attendre de la voir paraître, c’est-à-dire sous les traits d’un procès anonyme de connaissance, à l’image de celui des sciences exactes.Conclusion polémique sans doute; mais il n’en est pas, si prudente fût-elle, qui serait susceptible de faire l’unanimité. Et l’observation est à soi seule assez éloquente, puisqu’elle prouve que l’exigence d’interprétation se manifeste aussitôt qu’on nomme la sociologie.Ne faudrait-il pas plutôt s’étonner de la dénégation tenace de cette exigence, et convenir que, sous son effet, s’ordonne le conflit aujourd’hui dominant qui oppose ceux qui se réclament de la sociologie positive et les partisans de la sociologie critique. C’est un fait remarquable qu’ils s’imputent les uns aux autres une position idéologique sans vouloir chercher dans l’exercice de la connaissance sociologique le fondement de leur division. Les uns refusent d’admettre que, si limitée soit leur investigation et résolue à se soumettre à la juridiction des faits, elle implique une conception de l’être du social; les autres oublient que cette conception, par eux revendiquée, se met sans cesse en jeu à l’étude de phénomènes particuliers, et que la critique, pour être radicale, exige qu’on fasse son deuil des principes qui garantiraient à l’avance la nature des résultats. Le débat offre un indice, non de l’immaturité de la sociologie, mais du rapport singulier et toujours prêt à se défaire qu’elle entretient avec son objet comme science de l’interprétation.
Encyclopédie Universelle. 2012.